Dans le même livre où Despret parle des vaches et du travail, il y a un chapitre intitulé S pour Séparations : Peut-on mettre un animal en panne. Dans ce chapitre, elle fournit une analyse convaincante des expériences de séparation maternelle menées par un célèbre psychologue, Harry Harlow – d’abord sur des bébés rats séparés de force de leurs mères dans un laboratoire et plus tard sur des bébés singes enlevés à leurs mères à la naissance, certains d’entre eux étant alors isolés dans l‘obscurité durant une période pouvant aller jusqu’à 12 mois. Despret considère que le « régime de la preuve » d’Harlow est en fait un « régime de destruction », un « événement historique » qui « nous oblige à penser[19] ».
Pour Despret, les expériences d’Harlow, et d’autres comme celles du primatologue Ray Carpenter consistant à observer ce qui arrive lorsque le dominant est retiré du groupe (désintégration du groupe social), se résume à une seule chose : « un exercice systématique et aveugle d’irresponsabilité. » A propos de l’expérience de Carpenter, Despret note : « il est remarquable qu’à aucun moment, dans aucune de ces expériences, l’hypothèse du stress causé par la manipulation en elle-même ne semble devoir être évoquée[20] ». Dans chaque troupeau de vaches il y a une dominante et dans l’industrie laitière les structures des troupeaux sont constamment perturbées par l’enlèvement et l’abattage réguliers de vaches et l’enlèvement de veaux. Ces pratiques causent du stress et de la détresse[21].
Séparer les mères de leurs veaux est une procédure opérationnelle normalisée dans l’industrie laitière – en fait, l’industrie ne peut exister qu’en raison de cette séparation. Même le fermier qui vit près de chez moi et qui ne semble pas s’en préoccuper montre qu’il est conscient du stress causé aux mères lorsqu’il dit des choses telles que : « Elles s’en remettront ».
Selon moi, les vaches sont comme les mères dans les expériences d’Harlow lesquelles, séparées de leurs bébés, essayaient par tous les moyens de les rejoindre, même après que Harlow les eut affamées, aveuglées, et mutilées encore davantage en leur enlevant leurs ovaires et leurs bulbes olfactifs. Despret écrit : « Séparer les mères et leurs petits, puis séparer les mères d’elles-mêmes, dans leur propre corps…[est] ce qu’on appelle le modèle de la « panne » en science – séparer pour des raisons d’hygiène puis pour la séparation elle-même[22] ». Comme l’écrivait mon amie, c’est un travail de routine pour les ouvriers agricoles « d’arracher le veau à la vache à la seconde où il naît… afin d’éviter une contamination ».
Trente années de ma vie passées auprès de vaches m’ont appris certaines choses et c’est avec cette connaissance que je suggère une autre compréhension de la « collaboration » des vaches dans l’élevage laitier. Pour Cixous, chaque élément de l’histoire des femmes de l’empereur est important : en portant une attention minutieuse aux détails, on peut lire la violence d’un système qui exige littéralement et symboliquement la « perte de la tête » des femmes [23]. Mais Cixous observe aussi que « La femme […] relève le défi de la perte qu'elle continue à vivre […] Elle perd, ce serait sans doute à mort [sans] la capacité de passer par-dessus, par une forme d'oubli […] l’oubli-acceptation[24] ».
[19] Despret, op. cit., p. 200-201
[20] Ibid., p. 208
[22] Despret, op. cit., p. 206
[23] Cixous, op. cit.
[24] Ibid., p. 15.
[25] Porcher, op. cit., p. 44-45.