Contexte
Ces dernières années, une position "abolitionniste" intransigeante selon laquelle les efforts "welfaristes" pour améliorer le bien-être des animaux déjà existants constituent une entrave à la libération future des animaux s’est développée parmi les militants animalistes. Le style absolutiste du discours en faveur chez les partisans les plus loquaces de cette position abolitionniste a eu pour effet, avec le temps, d’estomper la distinction essentielle entre vrais "welfaristes" - comme les membres de la North Carolina Responsible Animal Owners Alliance, qui pensent que les animaux sont considérés à juste titre comme des propriétés tout en arguant qu’ils doivent être traités humainement, et les vrais militants pour la libération animale qui soutiennent les réformes pour l’amélioration du bien-être des animaux, soit en tant que mesures intermédiaires, soit en tant qu’étapes d’un plan stratégique pour leur libération. C’est ainsi que des personnalités du mouvement de libération animale comme Ingrid Newkirk de Peta (qui soutient que toute reconnaissance d’un droit quelconque de l’animal par les législateurs est un pas vers la reconnaissance de leurs pleins droits) et Karen Davis de United Poultry Concerns (qui soutient que les intérêts des individus animaux déjà existants ne devraient pas être ignorés par les humains qui prétendent parler pour les animaux en tant que groupe) ont été décrites à tort comme des welfaristes, et souvent en des termes tout à fait insultants. Cette représentation tellement caricaturale a crée une atmosphère d’hostilité dans laquelle des personnes, peu sûres de leur position dans le mouvement, peuvent hésiter à se distancer des opinions dogmatiques de crainte d’être diffamées de la même façon. Les militantes, en particulier, peuvent répugner à exprimer leur préoccupation pour le bien-être des animaux déjà existants de peur d’être taxées de faiblesse ou de sentimentalisme. Cette situation fait qu’il est difficile pour les militants de débattre des détails subtils qui doivent toujours être discutés lorsque des gens essayent de mettre leurs principes en action dans le monde réel.
Dans le même temps, certains partisans des lois en faveur du bien-être animal se sont aussi engagés dans des pratiques discursives qui rendent difficile tout débat fructueux. Ici, c’est la différence essentielle entre condamner des pratiques humaines spécifiques et promouvoir une exploitation "humaine" des animaux qui a été brouillée. Alors que la plupart des organisations qui soutiennent ou font la promotion d’initiatives pour le bien-être animal prennent grand soin de ne pas franchir cette démarcation, plusieurs gaffes mémorables ont donné une légitimité à la confusion entre abolition de pratiques spécifiques de l’élevage industriel et promotion de la "viande heureuse". Des insultes gratuites envers les militants animalistes emprisonnés, proférées par des partisans de tactiques plus modérées, amplifient l'illusion que travailler à la libération animale et se préoccuper du sort actuel des animaux relèvent nécessairement de deux projets distincts. L’opacité et le manque de responsabilité des dirigeants de quelques organisations nationales faisant la promotion du bien-être animal, ainsi que le discours véhément de certains abolitionnistes, font qu’il est difficile d’établir un dialogue productif. Déçus et en colère contre des organisations puissantes qui n’expliquent pas leurs actions et n’assument pas non plus la responsabilité de leur impact sur le mouvement, des militants de base qui devraient aider les autres à réfléchir au moyen de mettre en place des stratégies coordonnées - dont nous aurons besoin si nous voulons ouvrir une brèche dans la production et la consommation d’animaux - se réfugient dans un silence détaché ou rejoignent le camp des "abolitionnistes" qui travaillent activement à saper les efforts entrepris pour réduire les souffrances continuelles des animaux.
C’est une triste situation que l’on peut, à juste titre, qualifier de crise. Les militants animalistes représentent une assez petite minorité de la population du monde que nous voulons changer. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être divisés. Pas plus que les animaux ne peuvent se permettre que nous nous complaisions dans l’autosatisfaction, la préférence irréfléchie pour telles tactiques particulières ou la pensée de groupe étriquée.
Il est assez urgent que nous restructurions nos organisations et notre discours afin de stimuler, plutôt qu’inhiber, la réflexion critique et la communication bilatérale(2). A mesure que nos discussions deviendront plus productives, tous ceux qui souscrivent à l’objectif de la libération animale devraient pouvoir identifier les origines de nos désaccords, évaluer la validité de nos hypothèses, s’accorder sur les faits qu’il nous est impossible de connaître, parvenir à un consensus sur plusieurs points, et accepter nos différends concernant les questions pour lesquelles nous n’avons aucune réponse certaine et au sujet desquelles il est possible, pour des gens raisonnables, d’avoir des points de vues dissemblables tout en partageant les mêmes objectifs. Nous pourrions même découvrir un intérêt dans la recherche par essais-erreurs de stratégies multiples dans les cas où la voie menant au changement n’est pas évidente.
Entre-temps, chacun de nous doit décider s’il veut soutenir les réformes juridiques, régulièrement proposées à l‘intérieur du système, en tant qu’éléments d’une stratégie graduelle pour la libération animale et /ou pour soulager la souffrance des animaux en attendant leur libération. Les militants déterminés à travailler ou argumenter contre ces mesures ont, tout particulièrement, l’obligation d’être rigoureux dans leurs analyses.
Axiomes (3)
Des suppositions divergentes non formulées sont souvent à la base de points de vue différents. Par conséquent, avant de donner un aperçu de la méthode d’analyse stratégique proposée, il peut être utile d’examiner certains des principes qui ont guidé la réflexion sous-tendant cette méthode.
_____________________
(2) Les moyens par lesquels cela pourrait être accompli dépassent le champ de cet article mais sera le sujet d’un futur rapport. En attendant, vous pouvez lire la partie "Tips for organisation" de mon livre Aftershock, pour des suggestions concernant la structure organisationnelle.
(3) Les hypothèses, et les principes qui en découlent, présentés dans cette section sont extraits d’un travail en cours, plus long, dans lequel ils sont expliqués de façon plus approfondie et argumentée. En tant que féministe, je crois que le raisonnement moral devrait être mené à la fois avec le cœur et l'esprit. Toutefois, je reconnais que le discours dominant à l’intérieur du mouvement de libération animale, à l’heure actuelle, favorise la froide rationalité. Etant plus intéressée à faire avancer les choses qu’à m’exprimer, j’ai limité, dans cet article, les arguments à ceux qui peuvent être formulés à l’intérieur du discours dominant. Pour une analyse féministe explicite de nos obligations envers les poules élevées en batterie, vous pourrez vous reportez à cet article plus long lorsqu’il sera publié.